
Polly Bennett & Rami Malek / Photo de Alex Bailey
Polly Bennett & Rami Malek / Photo de Alex Bailey
Le personnage peut sembler nonchalant, un brin désinvolte dans l’apparence comme dans le geste. Pourtant, dès qu’il se lance dans un de ses débats dont il a le secret, finie la désinvolture :
Peut-on refaire toujours la même erreur ?
Comment « danser sa vie » comme le prônait Prince ?
A la conquête d’un autre soi… (avec Joël de Rosnay au Cube en mai dernier)
Sur ces sujets qu’il propose dans les entreprises, les salles de cinéma ou sur les plateaux les plus divers, quand il ne les enseigne pas dans des cadres plus académiques, Charles Pépin semble improviser en mêlant un flux étonnant d’idées personnelles, aux références philosophiques les plus pointues.
Tout philosophe qu’il soit, cet orateur des temps modernes parle de la vie, de nous autres qui nous y emmêlons pour avancer comme on peut, et nous propose les clés que les maîtres philosophes ont conçues, depuis tous ces siècles passés à réfléchir sur ces questions existentielles.
La confiance en soi, une philosophie, n’est donc pas un énième livre de développement personnel à la mode, mais le dernier cru philosophique de Charles Pépin.
Ce philosophe pédagogue et auteur, qui collabore régulièrement avec Jul pour des bandes-dessinées humoristiques (dont l’hilarant Platon Lagaffe survivre au travail, ou 50 nuances de Grecs), nous livre un nouvel élément clé de sa vision, qui apparaissait déjà bien sentie dans ses précédents opus : Quand la beauté ou nous sauve, ou plus récemment Les vertus de l’échec.
Exemples avec le chapitre sur Le passage à l’acte (chapitre 7) :
ce n’est pas seulement en moi que je dois avoir confiance, mais en cette rencontre entre le monde et moi. En ses conséquences, parfois heureuses, parfois moins, souvent inattendues.
(…)
Agir, c’est inviter le soi dans la ronde de l’existence, l’inviter à sortir de soi plutôt qu’à se persuader qu’il contient en lui l’essence pure de sa valeur, l’inviter à « s’éclater » plutôt qu’à se replier. C’est le sens du titre d’une oeuvre majeure de Sartre La transcendance de l’ego. La valeur de l’ego est ‘transcendante’ : elle se joue et se conquiert hors de l’ego, dans sa capacité à agir, à tisser des relations avec les autres, à prendre part au tourbillon de la vie.
N’ayez donc pas confiance en vous : ayez plutôt confiance en tout ce que votre action est capable de créer en vous offrant un point de contact avec le monde, ayez confiance en ce qui dépend de vous comme en ce qui n’en dépend pas, ayez confiance en la réalité que votre action est déjà en train de remodeler…
Et tout cela à partir d’une prémisse esquissée en début du livre « les implications philosophiques immenses » … de la première fois où un bébé se voit dans un miroir : c’est par la confirmation de l’autre (son parent) qu’il se reconnaît comme étant ce qu’il voit.
Je ne vais pas déflorer le propos du livre, mais tout cela est rassurant. C’est validant. De ces intuitions ou ressentis divers… Tout ce que la vie peut murmurer à tout un chacun, est ici appuyé par une pensée qui combine notre présent avec les plus grands concepts élaborés bien avant que l’on n’ai commencé à s’y confronter soi-même.
Dans cette écriture qui peut parler à tous, le talent de Charles Pépin est d’aborder ces thèmes sur-intellectualisés d’une façon qui permet d’en percevoir la sagesse, simple et profonde. Cette philosophie propose une vision explicative de nos déboires très contemporains, et met en lumière tous les autres sens qui peuvent leur être donné.
Ces petites parcelles de vérité (ou de beauté, choisissez) que partout dans le monde la condition d’humain nous fait ressentir plus ou plus confusément, ressortent ici expliquées, démontrées. Ce n’est pas qu’on nous apprend le monde, on nous aide à le décoder.
Tout comme les belles histoires ou les séries les plus rentables. Comment ne pas penser philosophie quand – dans la saison 3 de La Casa de Papel – le personnage de Berlin dit que « La vie c’est l’art de cultiver la beauté » ou qu’il certifie au Professeur que « Le chaos est présent à chaque seconde, chaque instant… » et qu’il ne sert à rien de chercher à tout contrôler ?
D’ailleurs si l’on aime ces œuvres d’art ou ces séries populaires, ce n’est pas seulement parce qu’elles sont nouvelles, spectaculaires ou innovantes. Il semblerait même que malgré toute notre intelligence et les avancées du progrès… nous n’ayons rien inventé de si neuf : ces histoires et leur beauté existent depuis toujours. Et si on les aime toujours autant, c’est aussi parce qu’elles nous rappellent, avec plus ou moins d’inventivité certes, la folie de la condition humaine, et de sa nature, ô combien ancienne aussi.
Alors un peu de cette bonne vieille philosophie ne peut pas nuire à mieux vivre cette nature.
Avril 2016 –Venise : sous les arcades prestigieuses de la Piazza San Marco, la Ravagnan Galleria occupe une minuscule vitrine devant laquelle on s’attarde. Initialement venue sur les recommandations d’un ami pour voir les toiles d’un certain artiste, j’ai finalement accroché aux sculptures d’un autre qui se trouvait là.
Cette voyageuse aux traits légèrement asiatiques qui se fond dans l’horizon particulier de Venise fascine. A la fois sur la carte de la galerie invitant à découvrir l’univers de Bruno Catalano (photo) et sur place, dans la galerie où elle se trouve de pied en cap, en bronze et en air, à défaut de chair et d’os.
La regarder de dos, depuis l’intérieur de la galerie, sur fond de piazza gorgée de touristes visibles depuis la vitrine, saisit. Littéralement.
Pendant notre admiration qui amène des questions, la dame de la galerie nous éclaire aimablement sur Bruno Catalano, même si elle voit bien que nous n’achèterons aucune de ces sculptures. Elle est là pour vendre certes, mais cela ne l’empêche pas de convenir avec nous combien ces sculptures ont belle place au milieu du monde et des gens.
L’histoire de Bruno Catalano et de ces voyageurs déchirés est infiniment belle aussi, parce que réjouissante. Cette série de voyageurs incomplets est née par hasard, après les tentatives échouées d’un autodidacte artisan sur une représentation du Cyrano en 2004. Il travaille tout de même sur ce raté-là, et l’œuvre prend tout à coup sens dans cette incomplétude spectaculaire.
Rappelant par là même que les ratés ne sont jamais uniquement ce qu’ils semblent être sur le coup, mais bien souvent un pas de plus vers la suite. Les « vertus de l’échec » en somme, que le philosophe pédagogue Charles Pépin a rappelé exactement en ces termes (Ed° Allary sept. 2016).
Les quelques photos et vidéos en lien dans cet article ne sont qu’un maigre avant-goût des sculptures de Bruno Catalano : il faut les voir pour comprendre l’étrange effet que produisent leurs formes et leurs vides en se combinant avec l’environnement où elles sont posées.
Tournez autour, observez, autant que vous le pouvez. Comme ces mobiles de Calder qui redessinent un espace pourtant identique en se mouvant, les Wayfarers de Catalano traversent les lieux. A l’image de tous les voyageurs, les seuls éléments complets de ces personnages sont leur valise pleine, leur tête et leur pieds, pour le voyage. Le reste de leur personne a disparu, arraché de leur point de départ, laissant un vide prêt à accueillir l’endroit où ils se trouvent.
Se détacher peut alors devenir problématique. Ah ?
Cela ne vous évoque rien ?
Vous-même peut-être ?
Bon.
Tous les voyageurs du monde, plus ou moins heureux de destin, sont présents dans ces bronzes édifiants. Les voyageurs de leur propre vie s’y reconnaissent aussi, sur le chemin de la perte ou de la reconstruction, comme le note Catalano lui-même.
Où l’on comprend mieux la citation de Camus en ouverture du site de ce sculpteur emballant :
« Jamais je n’avais senti, si avant,
à la fois mon détachement de moi-même et ma présence au monde.»
Elle est extraite d’un des premiers textes de l’auteur nobélisé, empli de son amour basique, puissant et sensuel, pour la vie malgré tous ses absurdes : Noces.
La suite de la citation de ce philosophe de l’absurde n’est pas moins fabuleuse.
Et jamais je n’ai senti, si avant, à la fois mon détachement de moi-même et ma présence au monde… Il est des lieux où meurt l’esprit pour que naisse une vérité qui est sa négation même.
Avec ces voyageurs, Bruno Catalano fait partie de ces Justes Passeurs : Camus dans Noces, plus récemment Erri de Luca ou Négar Djavadi avec leurs derniers romans – qui feront l’objet d’un futur article de ConnexionsS à suivre (La natura esposta (La nature exposée) pour le premier, Désorientale pour la seconde).
De Justes Passeurs parce qu’ils évoquent une nature sacrée, indéchiffrable, habitant tout humain d’où qu’il soit, où qu’il aille, et qui quand il cherche au milieu de ses errances, forge cet inconnue nature avec autant d’intensité si ce n’est plus, qu’en restant sur place.
Bon voyage.
Jilda Hacikoglu
Beaucoup d’Arméniens commémorent le 24 avril, date anniversaire du génocide de 1915. Pas Stepan Miskjian. Né à Adabazar dans l’Empire ottoman et décédé à Los Angeles dans les années 1970, il n’avait pas besoin de ce rappel. L’exact opposé de Dawn Anahid MacKeen, sa petite-fille née et grandie à Los Angeles et devenue journaliste d’investigation (notamment pour Salon, Newsday, et Smart Money).
Alors qu’elle ne connaissait de ce grand-père que vagues fragments d’histoire, elle a retracé l’itinéraire hallucinant de sa marche vieille de cent ans, avec une actualité confondante.
Publié en janvier 2016 aux Etats-Unis et très bien reçu par la critique, The Hundred Year Walk – An Armenian Odyssey (Editions Houghton Mifflin Harcourt) retrace le relais fou initié par Stepan avec le récit de son parcours épique durant le génocide. De son vivant il en évoquait les épisodes chaque jour à ses enfants. Longtemps après sa mort sa petite-fille poursuit l’histoire, en signant ce livre comme un nouveau passage de relais. Enrichie par un siècle de maturation sous la chape du négationnisme, mais aussi par les itinéraires de survie de tous ceux impliqués autour de Stepan depuis ces évènements, cette marche résonne longtemps dans l’âme du lecteur, à son tour porteur d’un relais au-delà de la mémoire.
Republié en poche en janvier 2017 aux Etats-Unis, le livre a déjà été mis au programme d’écoles et collèges californiens. Une réussite en soi dans un pays où les médias parlent encore des deux versions de l’histoire quand il s’agit de 1915. (…) Suite de l’article ici (mis en ligne dans la nouvelle revue Mémoires en jeu – Memories at stake)
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Janvier 2016 – San Francisco. Un nouveau livre sur les Arméniens sort aux Etats-Unis, et sera présenté dans une librairie de Berkeley, The Hundred Year Walk – An Armenian Odyssey (La Marche de Cent Ans – Une Odyssée Arménienne). Le titre donne déjà une idée du sujet, or quand on est Arménien, on ne raffole pas des histoires de génocide. Même convaincu de l’importance d’exiger, on aimerait voir ces revendications si ce n’est relayées, du moins plus clairement admises par le reste de l’Humanité, au lieu de devoir répéter ces vérités que personne n’aime entendre. Arménienne explorant San Francisco à l’époque, j’allais tout de même à cette présentation, à reculons avouons-le. Au fond c’était aussi une occasion de découvrir l’estudiantine et progressiste ville de Berkeley.
Au milieu d’inconnus dont peu étaient Arméniens, j’ai découvert une auteure souriante et chaleureuse, qui expliquait son approche en une présentation qui parût finalement trop courte. Dawn Anahid MacKeen avait en effet retracé avec une sincérité qui ne cachait pas ses propres moments de doutes, l’histoire qui l’avait conduite elle, brillante journaliste d’inverstigation originaire de la solaire Californie, plus habituée aux cocktails de Manhattan en afterwork qu’aux histoires de survie sans eau dans le désert de son grand-père, à replonger dans les origines tragiques de sa famille. Une histoire anormalement bafouée qui génère d’étonnants constats.
A la lecture du livre et après une interview immédiatement accordée quelques jours plus tard, il était impératif de dire pourquoi son récit est si juste. Un an plus tard, c’est chose faite avec la publication d’un article recensant ce livre américain dans la nouvelle revue Mémoires en jeu – Memories at stake, (voir début de l’article repris ci-dessus), tandis qu’au même moment le livre resort en poche aux Etats-Unis. Entre temps le livre a aussi été mis au programme d’écoles et collèges californien. Dans un pays où la presse bute encore sur les théories des uns et des autres, comment expliquer ce succès ?
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Dawn Anahid MacKeen a idéalement mis en perspective le témoignage aussi personnel qu’historique de son grand-père, rescapé miraculé du génocide. Idéalement parce qu’elle n’élude pas la cruelle vérité du présent : au premier abord, personne ne veut creuser un tel héritage.
C’était son cas jusqu’à ce qu’elle-même découvre, en une révélation qui marquera un tournant, que toute son existence n’était due qu’à cela : une série d’épreuves inimaginables mais vraies, surpassées par miracles et par un homme seul, Stepan Miskjian. Son grand-père. S’il avait renoncé à survivre en de multiples moments où la mort était plus tentante que la vie, elle ne serait pas là, ni elle ni toute sa famille.
Son livre est aussi l’histoire de retrouvailles posthumes, d’une petite fille avec son grand-père, par le seul lien toujours aussi mystérieusement magique de l’écrit.
Cette aventure devait être dite et pas par n’importe qui.
Avant d’embarquer dans ce chapitre majeur de sa propre vie (elle a consacré dix ans à travailler sur ce projet) MacKeen exerçait en tant que journaliste d’investigation pour donner une voix à ceux qui n’en avaient pas. Découvrir l’effet de ses articles sur une situation qu’elle avait scrupuleusement documentée fût une révélation spectaculaire dans sa carrière. Coïncidence ou hasard, cette révélation précédait de peu celle de la découverte, enfin, des journaux de son grand-père. Ecrits en arménien qu’elle ne comprenait ni ne lisait, ces journaux publiés par Haratch à Paris en 1965 et 1966 n’avaient qu’un contenu obscur pour elle. Sa mère l’exhortait pourtant depuis longtemps à les raconter. Mais à l’époque la petite-fille préférait plutôt se tourner vers l’histoire, plus normale, de son autre grand-père irlandais, qui n’avait pas vécu, lui, toutes ces histoires insensées de boire sa propre urine dans le désert pour survivre. Qui ferait cela ?
En tous les cas, pas les grands-parents de ses autres camarades de classe. Aujourd’hui encore ces mêmes histoires ne sont pas étalées car on en a honte, comme du viol systématique des femmes et petites filles, maltraitées comme seule la chair féminine peut l’être, à une période où la pudeur était à son comble et n’avait rien à voir avec le déballage actuel des corps. La frustration des mâles ottomans a provoqué une folie lubrique cauchemardesque pour ces victimes élevées dans l’extrême humilité qu’imposait un tel environnement. Personne n’aime ni raconter, ni entendre ces histoires, surtout quand il s’agit de sa propre famille. A côté de la honte des bourreaux il y a celle infinie des victimes, quand le crime n’est jamais dévoilé. Le pouvoir du journalisme est de lever ces voiles, avec la perspective de provoquer l’évolution.
D’où l’importance de ce livre, précisément quand l’actualité répète les crimes passés.
Au sortir d’une histoire si manipulée il n’est pas rare d’assister à de tels sursauts pour clarifier un héritage brumeux, mais le travail de Dawn Anahid MacKeen apporte une rigueur professionnelle d’une limpidité rare.
Il y a facilement de quoi se perdre dans le décor, ou les us et coutumes d’un autre temps, d’un tout autre lieu que sa quête a croisés. Rendre ces mentalités accessibles pour un lecteur occidental, si peu familiarisé à ces mœurs, était en soi un défi complexe à relever. La bibliographie de près de 40 pages étaye d’ailleurs ce livre en six langues différentes (arménien, turc ottoman, turc moderne, arabe, allemand et français), parce que c’est à travers tous ces mondes mêlés que Stepan a survécu… Dawn les aura déchiffrés aussi et sa conclusion traduit le but ultime de ces efforts : un éclairage stupéfiant à la fois sur une région du monde subissant encore un sort analogue, et sur l’incroyable résilience à l’œuvre depuis cent ans.
Plus que jamais, il prend valeur d’alerte face aux tragédies touchant aujourd’hui ces régions, malgré toutes les leçons qu’on aurait pu croire apprises du passé. 100 ans, ce n’est pas si vieux pour oublier.
Jilda Hacikoglu
Résumé (Anglais & français)
Dawn Anahid MacKeen is an award-winning investigative journalist who, after a carrier in USA magazines (Salon, Newsday and Smart Money) dedicated a decade to discover the incredible conditions that allowed her grand-father, Stepan Miskjian, to survive the Armenian genocide of 1915, a crime still denied by Turkey. The result is a moving and smart book, The Hundred Year Walk – An Armenian Odyssey that retraces the whole story, and her own adventures during this quest. It also reveals how our past is a precious legacy to honor for reaching the best of humanity, presently more than ever, even in the darkest times.
Dawn Anahid MacKeen est une journaliste d’investigation récompensée qui, après une carrière dans les revues nord-américaines (Salon, Newsday and Smart Money), a consacré une décennie à découvrir les incroyables conditions dans lesquelles son grand-père, Stepan Miskjian, a survécu au Génocide de 1915, un crime toujours nié par la Turquie. Le résultat est un livre fin et émouvant, The Hundred Year Walk – An Armenian Odyssey, qui retrace toute l’histoire et ses propres aventures durant sa quête. Il révèle aussi comment notre passé est un précieux héritage à honorer pour tendre au meilleur de l’humanité, aujourd’hui plus que jamais, même dans les temps les plus sombres.
Extract of the book (p. 13-14 hardcover) « “Mom, he was a little prankster !” I said. I couldn’t believe it. All I knew of him was his struggle, his pain. Somehow, I had reduced him to one dimension: he was a survivor. I hadn’t thought of him — or anyone else who endured a genocide — as having a personality, as being funny and knocking back stiff drinks with pals. That’s what a holocaust does — it erases. »
Extrait traduit du livre (p. 13-14 du livre broché) « “Maman, c’était un petit blagueur !” dis-je. Je n’arrivais pas à le croire. Tout ce que je savais de lui c’était sa lutte, sa douleur. D’une manière ou d’une autre, je l’avais réduit à une dimension: un survivant. Je ne l’avais pas vu – ni lui ni aucune autre victime du génocide – comme ayant une personnalité, comme étant drôle et descendant des alcools forts avec des copains. C’est ce que fait un Holocauste – effacer. »
(JH)
Vus dans Le Monde du 8 mars 2016, des images et des mots qui en disent long ou pas, une chose ou son contraire, ou tout simplement une vérité crue. Petit balayage rapide et questions existentielles…
Sur la question des réfugiés, certaines photos en disent plus que les textes.
Quand on voit cette photo des deux encadrants un Davutoglu souriant, on ne peut s’empêcher de remarquer que tous les trois se tiennent rigoureusement pareil, effet miroir compris.
Toute la rhétorique du langage corporel se trouve illustrée dans cette posture manifestement copiée par chacun des trois pour simuler l’accord, l’entente, l’adhésion. On conseille très souvent aux aspirants candidats lors d’un entretien d’embauche d’adopter ce genre de mimétisme pour emporter le morceau.
Mais ici, qui imite qui dans cette photo ? Qui veut quoi de l’autre ?
Pas si simple, et clair à la fois. Il n’y a que trois personnages sur la photo, derrière lesquels se joue le sort de millions de circulants en Europe et en dehors, toutes nationalités confondues… Catastrophe à retardement ?
En matière diplomatique maintenant, certains mots cachent des pratiques peu avouables. Comme cette « pratique protocolaire courante » de l’Elysée pour vendre, pardon, récompenser de la légion d’honneur un Prince héritier d’Arabie Saoudite.
Le dit récipiendaire est récompensé pour quoi déjà ? Cela l’Elysée se garde bien d’en faire grand état, car rien n’est plus discutable. En revanche, c’est un héritier qui aura su acheter tant d’armes à la France… pour en faire quoi au fait ?
Une extrapolation : serait-ce de la fiction d’imaginer que ces armes pourraient un jour viser des « civils innocents » en Syrie, en France ou ailleurs ? Là où l’on encadre si bien tous ces circulants en les faisant gérer par la Turquie.
Certes il ne faut point s’avancer sans savoir, mais il est tout aussi difficile de ne pas penser que la réalité dépasse si souvent la fiction…
Enfin certaines caricatures frappent par leur clarté. Quelle surprise de voir ensuite cette caricature illustrer un article sur la fermeture des « bars à hôtesses » à Marseille.
C’est clair, tout bête, et on se sent tout à coup plus à l’aise avec l’ensemble, car a priori on n’a pas à discerner ce qui se trame derrière un voile savamment agencé. Rien n’est caché.
Résultat des courses : entre les mots et les images manipulés avec soins, et la caricature qui ne se cache pas, il semblerait bien que la démarche la plus proche de la vérité ne soit pas là où on pourrait l’attendre…
C’est peut-être pour cela que la caricature est ce que l’on cherche à dézinguer en premier.
Jilda Hacikoglu
Ses toiles s’accrochent crescendo sur les cimaises parisiennes, où il perce doucement sur le mystérieux marché de l’art contemporain. Rencontre avec Ara Bohcali, artiste-peintre débordant d’énergie.
A deux pas du Musée Picasso à Paris, la Galerie Thuillier exposait ses toiles fin septembre, et dans ce décor en plein cœur du Marais, Ara Bohcali a tout de l’exubérance américaine. Né et élevé à São Paolo au Brésil, de parents Arméniens qui ont fui Istanbul durant les heurts de 1955, il a aussi longtemps vécu et travaillé aux Etats-Unis. Depuis une petite décennie en escale à Paris, il s’active tout en pinceaux, plumes et paroles.
Les tendances cosmopolites de ce polyglotte vont de pair avec les multiples pans de sa vie antérieure. Malgré un talent certain pour le dessin, repéré dès son plus jeune âge par ses professeurs, il a surtout travaillé dans les affaires, entre le Brésil et les Etats-Unis. Pour autant il n’a jamais délaissé les plumes, crayons ou pinceaux, et fréquenté assidûment nombre d’écoles d’art, au Brésil comme aux Etats-Unis.
Comme souvent, c’est après une vie professionnelle bien remplie qu’il a décidé de se consacrer totalement à son art. Résultat : depuis 2012 ses toiles s’exposent de plus en plus souvent, sélectionnées pour les rendez-vous habituels, tels le grand marché de l’art contemporain de St Sulpice, la Société Nationale des Beaux Arts au Carrousel du Louvre, ou dans quelques jours au Salon d’Automne sur les Champs Elysée, l’un des plus vieux lieux annuels d’exposition d’art à Paris (l’édition 2015 a pour marraine l’actrice française Françoise Fabian).
Ce qui frappe quand on le rencontre au milieu de ses toiles parfois étranges, c’est son agitation. Il avoue d’ailleurs ses tendances hyperactives. Pourtant cet Arménien du Brésil qui parle plus volontiers en arménien – sa langue maternelle – qu’en français, s’apaise notablement quand il évoque ses origines. Des racines tellement bien établies qu’il ne ressent pas le besoin de les revendiquer dans son art. Il faut l’interroger pour qu’il aborde le sujet, avec un regard plutôt philosophe sur le destin de ses compatriotes.
En revanche à l’évocation de son art il s’anime intensément, à tout propos : depuis ses premières expositions maladroites, jusqu’au modèle particulier de plume qu’il utilise. A l’écouter, on comprend que l’art de composer-décomposer est un principe créatif fondamental chez lui. Les couleurs, l’harmonie et l’équilibre sont ses outils pour explorer ‘le champ des possibles’ (titre d’une de ses toiles, adjugée aux enchères en septembre). Une exploration qui évolue sans fin, et donne une impression de mouvement perpétuel à ses toiles. A coup sûr, le reflet contagieux de ses élans.
Jilda Hacikoglu
A découvrir dans les expositions à suivre :
Salon d’Automne 2015 – du 15 au 18 octobre / Grand Palais, avenue des Champs Elysées, Paris.
Salon de Dessin & Peinture à l’eau, Art en Capital – du 24 au 29 novembre 2015 au (Paris- Grand Palais)
Galerie Art & Miss – du 28 janvier au 8 février 2016 à la (Paris – Marais).
Un étonnement toujours, un sourire ensuite, et l’on se rapproche pour mieux voir. Cette accroche advient souvent quand on découvre les œuvres de Jacques Aslanian. Car bien souvent, même si on ne sait pas dire quoi, quelque chose se passe.
Tentative d’explication
Le « Jacquot ! » (son surnom alors) était un homme discret mais bien connu d’Alfortville où il naît en 1929. Enfant il y fait les 400 coups autour du Pont à l’Anglais ou sur les voies ferrées, tandis que ses parents besogneux et les Arméniens lui montrent une diaspora à la peine. Plus tard les expéditions où le mènent son attrait pour les gens qui lui semblaient différents, lui font cultiver une attitude frisant la joyeuse inconscience, au grand étonnement de tous. Aujourd’hui encore il y a comme une légende urbaine autour de ce personnage attachant, atypique, d’une bonhommie à la marge et observateur attentif de son monde.
Nombreux sont en effet ceux qui en gardent le souvenir, une vision ou une anecdote curieuse. Cet héritier de l’exil avait en tous cas le don de représenter comme personne, la nostalgie endeuillée des siens, avec une pointe d’humour ou d’innocence bienvenue.
Une mise en lumière heureuse
Plus de dix ans après sa mort en 2003, un site internet lui est enfin dédié, d’autant plus appréciable qu’on y découvre un portrait vidéo de l’artiste, très révélateur, et certains articles qu’il a inspirés. Les rares interviews de ce personnage peu bavard sont en effet un régal.
Sans doute parce qu’il « cherche à exprimer ce qui [lui] semble à la fois rare et important : la douceur, l’intemporalité, la tendresse. » comme il le confiait en 1993 dans la Revue de la Céramique et du Verre. Tout autant peintre que sculpteur, Aslanian compensait par le côté physique de la terre, qu’il travaillait de tous ses muscles, le côté plus intellectuel qu’il attribue à la peinture. Ses sculptures se sont exposées récemment aux journées de la céramique à Paris (place St Sulpice), et ses toiles le seront en septembre prochain en galerie.
En peinture comme en sculpture, sa simplicité touche du doigt comme un remède, une humanité en éternelle errance. Parmi ses sujets récurrents : les reflets familiers d’une diaspora durement murée dans son effort de survie, triste, étrangère et mal ajustée dans sa banlieue de France. Mais dans ses œuvres à la technique solide, où le matériau est tout autant travaillé que les traits, apparaît aussi une beauté aussi dense que la peine, née dans le doux regard d’Aslanian.
Lui qui pouvait passer pour un fou était en réalité l’observateur étonné de ce monde de fous. Peut-être tentait-il une consolation mutuelle, en lui tendant ses miroirs étranges. En ce centenaire du drame originel de la diaspora, l’exposition à venir est donc bienvenue pour contempler ce reflet, et s’apaiser.
Jilda Hacikoglu
Du 14 au 27 septembre 2015 à la Galerie ARTES / 11 rue Frédéric Sauton 75005 Paris
Article à paraître dans le magazine France-Arménie de septembre 2015
Instrument de musique par excellence, la voix humaine transmet les émotions par-delà les langues et les frontières. De tous temps, en tous lieux, les voix s’unissent naturellement pour décupler la force évocatrice de la musique. Il n’est donc pas étonnant que dans ses travaux musicaux, en quête incessante de l’âme arménienne, le Révérend Père Komitas ait brillé par sa direction de chorales.
Agé de douze ans, c’est déjà sa voix d’une beauté remarquable qui permettra à l’orphelin de Kütahya d’intégrer le Séminaire Kevorkian d’Etchmiadzin en 1881. Plus tard, non seulement les années de séminaire combleront ses lacunes linguistiques et musicales, mais avec sa passion et son talent particulier, Komitas fera largement fructifier ces enseignements avec moult découvertes et créations. Tout cela est connu, son art unique le conduira partout : il a fondé des chorales dans les pays alentours, jusque dans les principales capitales européennes de la culture, où il fût applaudi des plus grands noms d’alors, tel Debussy.
Aujourd’hui encore ses compositions nous surprennent, tant l’harmonie née de ses arrangements est aboutie et originale. On découvre ou exhume toujours des morceaux de tous types de son cru, souvent avec sidération car ils pourraient être de signature moderne ou d’avant-garde. Par-delà les frontières, le temps, et même un génocide, Komitas a marqué le monde de la musique avec une grâce qui tient de l’irréel.
Homme d’église, érudit (théologie, musicologie, philosophie sont ses sciences), interprète (chant, piano…), compositeur, enseignant et conférencier, Komitas s’est consacré à la musique dans toutes ces facettes. Malgré les lourdes pertes liées au génocide, sa production connue reste prolifique et bien étudiée : il a en effet été le premier ethnologue de la musique arménienne, liturgique mais aussi populaire.
En allant au plus près de ses compatriotes, il a révélé ce que leur musique avait de propre, se cachant (parfois sur les toits) pour surprendre comment naissaient leurs chants. Il a découvert leur création spontanée, pure expression rustique, sublimée et enrichie par les talents des chanteurs interprètes de tous les jours. Il n’était venu à personne l’idée de consigner ces chants. Mais Komitas avait comprit que là, dans ces chants jaillis du ressenti quotidien des villageois, et dans la façon très particulière dont ils se constituaient, se trouvait l’âme arménienne. Il a ainsi matérialisé un héritage que la tradition orale n’aurait sans doute pas pu perpétuer seule. Lui-même a composé selon cette logique, proche de la nature qui l’a inspirée, rendant sa musique éternellement expressive, voire mystique parfois.
Outre ce travail déjà remarquable en soi, la vie de Komitas se nimbe aussi d’un profond mystère. Ce prodige musical qui se présentait avec la douce humilité de l’homme d’église, a parfois subi l’étroitesse d’esprit de certains ecclésiastiques, mais il ne s’est pas laissé détourner de sa tâche. Par miracle, l’orphelin des rues a connu la gloire, devenant de son vivant un monument indétrônable de la culture arménienne. En 2015 il est reconnu Saint par l’Eglise apostolique arménienne, et un musée à son nom est inauguré à Erevan.
Du tortueux chemin que semble avoir été sa vie intérieure, on sait pourtant moins de choses, ou on préfère l’oublier. Komitas est en effet entré dans la vie par une enfance miséreuse dans une province ottomane où il ne parlait que le turc, pour s’éteindre à l’hôpital psychiatrique de Villejuif (région parisienne), après s’y être morfondu près de 16 ans. Après tant d’échos laissés, cette fin silencieuse laisse songeur.
Alors on imagine chez lui une autre voix, intérieure et plus profonde. Une voix lui soufflant l’intuition lumineuse qui a guidé son œuvre, en quête d’un idéal qu’il a finalement atteint. Les recoins secrets de son âme, la fragile sensibilité par où il a sans doute sombré, ont aussi pu être ses alliées pour mieux cueillir ses œuvres intemporelles. D’autres compositeurs ont pris sa suite, bâtissant sur les fondations qu’il avait si solidement assises. Nombreux sont aussi les poètes, peintres innombrables et autres artistes qui ont fait de lui le sujet de leurs œuvres, reconnaissants de ce qu’il avait apporté. En effet où qu’il soit, il n’y a pas un Arménien qui consciemment ou non, ne connaisse un air de ce prêtre et l’associe à ses origines. C’est peut-être le plus précieux héritage : savoir ce que l’on est. 100 ans après un génocide qu’il a lui-même subi, son travail demeure fondamental pour la vitalité de l’identité arménienne. C’est ce qu’aujourd’hui encore nous lui devons, avec bonheur : pouvoir faire résonner ses œuvres venues de chez nous, et les savourer.
Jilda Hacikoglu
Article mis en ligne sur 100lives fin août 2015
L’année 2015 a été l’occasion de grandes opérations de communications pour marquer le centenaire du Génocide arménien. Ce buzz est d’autant plus légitime que ce génocide nié depuis 100 ans, continue d’alimenter l’impunité de tous les responsables coupables de crime contre l’humanité.
Voilà pourquoi les initiatives comme celles de 100 lives sont si importantes : elles vont chercher au cœur du pire, les actes de bravoure qui ont initié des parcours hors du commun et donné de meilleurs espoirs au présent. 100 lives les mets en avant et les récompense même, pour pousser à cet avenir meilleur, et c’est heureux car nous en avons toujours autant besoin aujourd’hui.
Vous êtes donc chaleureusement invités à parcourir ce site, voire à partager votre histoire si vous êtes Arméniens. L’hommage n’en sera que plus vibrant https://100lives.com/fr/
A titre indicatif, voilà également ci-dessous les quelques contributions que j’ai été amenée à y faire avec grand plaisir.
Bonnes lectures !
Sobering Patricia Kishishian, quand l’art contemporain résiste
Ce portrait de Patricia Kishishian revient sur son initiative déjà abordée en ces pages. La dame valait bien ce nouveau détour.
Plus côté bulles, une recension de deux bandes-dessinées très particulières inspirées par le centenaire, qui décidément n’en finit pas de donner lieu à d’incroyables révélations…
https://100lives.com/fr/news/detail/7556/bd-doucesamres-varto-le-fantme-armnien
Un petit détour par Venise, où l’Arménité et la Biennale rivalisent d’imagination dans la Sérénissime.
Immuable et mobile, l’Arménité à Venise
Enfin, un portrait de l’impressionnante Pinar Selek, à l’occasion de son témoignage courageux, émouvant et tellement éclairant paru cette année aussi « Parce qu’ils sont Arméniens ».
Pinar Selek, l’esprit et le cœur
Dire qu’elle est une intellectuelle turque est un peu court pour parler de Pinar Selek. Militante, sociologue, féministe, antimilitariste, écrivaine, en exil forcé depuis 2008, est certes un inventaire plus complet. Son parcours et ses publications attestent pourtant que le premier trait de cette femme qui fait bouger les lignes, n’est pas tant son intellect, que son cœur immense.
C’est ce que l’on voit dès les premières pages de « Parce qu’ils sont arméniens » (février 2015, éditions Liana Lévi). Avec ce témoignage simple mais crucial sur les tabous de la question arménienne en Turquie, Pinar Selek nous touche en remuant des réalités si bien enfouies qu’on les croyait digérées, mais non. Assurément, une reconnaissance précieuse. D’autant que témoigner est une responsabilité pour cette Juste, « témoigner avec les mots du cœur, en étant maître de sa parole ».
Si l’idée de ce livre est née alors que la sociologue travaillait sur la transformation de l’espace militant en Turquie, le sujet n’était pas nouveau pour cette militante en perpétuel questionnement. Issue d’une famille aisée, gauchiste et largement avertie contre la propagande d’Etat (son père avocat a été emprisonné 5 ans en 1980), elle n’a jamais été dupe du mensonge sur les Arméniens. Ce n’était pas un but en soi, mais elle ne s’est jamais privée de l’aborder publiquement, s’attirant la sympathie spontanée d’un Hrant Dink, venu la trouver parce qu’elle évoluait à contre-courant. Ensemble ils ont aussi tenté de déjouer leur propre conditionnement qui les enfermait dans un schéma toujours incomplet, et sans issue.
Au travers de son évolution personnelle, depuis l’enfance jusqu’à son exil aujourd’hui, en passant par l’adolescence rebelle, ou la détention avec torture quotidienne (elle a aussi été incarcérée 2 ans en 1998), Pinar Selek a vécu dans ce cercle vicieux, qu’elle dénonce sans ambiguïté. Désemparée, elle constate en effet une société où la propagande raciste est tellement banalisée que même les opposants les plus fermes la perpétuent naturellement, par indifférence ou dénigrement, tandis que les victimes l’intègrent comme un décor où il faut se rendre invisible, et partant, éternellement suspects. Le tournant pour elle sera de réaliser combien cette vision biaisée fonde l’autoritarisme actuel du pouvoir. L’origine de tous les maux en quelque sorte.
Mais comment rétablir la vérité et conquérir la liberté quand on est femme, gauchiste ou Arménien, dans cette Turquie ? Entre espoir de beaux lendemains et désespoir face à une réalité inquiétante, Pinar Selek cite Hannah Arendt, Gramsci ou Dink pour chercher les bonnes tactiques et avancer sur ce dur sillon, sans se faire taire… ou tuer. Consciente des risques, dans son exil elle s’active encore contre ces rapports de domination, dans ces travaux sociologiques, en militant, ou par ses autres publications[1] (1).
A force, aller vers l’autre et construire avec lui a été une démarche qui agrège. L’union qui fait la force, même si l’union est improbable : entre transexuels, laïcs, homo, Arméniens, Kurdes ou démocrates, rien n’était gagné, surtout dans ce pays ! Mais ce pas vers l’autre suscite aussi d’autant plus l’adhésion des opprimés, qu’ils n’ont pas d’autre voie. C’est la voie qu’avait initiée le journal arménien Agos, et le séisme social de l’après 19 janvier 2007, jour de l’assassinat de Dink, est aussi né de cela.
Le renouveau des mouvements d’opposition se poursuit donc ainsi, à pas plus ou moins discrets, et fini par gagner en visibilité. Au point qu’en février dernier sur une radio française, Pinar Selek estimait que cette transformation pouvait influer le champ politique aux prochaines élections. De fait les législatives turques du 7 juin dernier lui ont donné raison. Lucide, elle ne s’attend pas pour autant à un changement rapide, car face à une opposition plus efficace, le cadre nationaliste sait aussi s’adapter, pour continuer à s’insinuer plus subtilement. Une certitude pour elle malgré tout : dans ce combat qui ne se joue pas à armes égales, c’est ensemble qu’il faut agir.
« … dans ma Turquie ne vivent pas que des assassins. (…) Dans ma Turquie, les gens épris de liberté se tendent la main même s’ils ne portent pas les mêmes blessures. (…) La circulation des idées et des expériences provoque parfois des heurts, mais aussi de nouveaux processus de transformation. (…) Je lus Gramsci dans ces années-là et ne cessais de recopier cette phrase : ‘Il faut allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté.’ ».
(extraits choisis « Parce qu’ils sont arméniens »)
[1] (1) Bibliographie récente (non exhaustive) :
« Service militaire en Turquie et construction de la classe de sexe dominante – devenir homme en rampant » recueil d’entretiens (2014, éditions Harmattan).
« La maison du Bosphore » roman évoquant les déboires d’une jeunesse subissant les suites du coup d’état militaire de 1980 (2013, éditions Liana Lévi).
Jilda Hacikoglu
Patricia Kishishian est la directrice de la Galerie Sobering à Paris, qui inaugurera le 16 avril l’exposition « Je me souviens du Génocide Arménien… ». Une exposition autour d’œuvres d’art contemporain, à l’occasion du centenaire de ce Génocide.
A l’origine, comme un électrochoc à l’approche de 2015, l’impérieux besoin de marquer le centenaire du déni. « Peut-être un signe envoyé par mes grands-parents » hasarde Patricia Kishishian, moins à la légère qu’il n’y paraît. En toute humilité la directrice de la Galerie Sobering, dans le Marais à Paris, ne s’explique pas mieux son initiative, de son propre aveu « plutôt gonflée dans le milieu de l’art contemporain ».
Audace contemporaine
Il est en effet rare d’imposer aussi précisément un sujet. Quasiment une commande comme aux temps jadis, dans un genre artistique qui par définition se veut tout sauf conforme aux schémas anciens. De plus si son père est Arménien, Patricia Kishishian n’a pas reçu d’éducation particulièrement marquée par ses origines, ni fréquenté assidûment les Arméniens. Volontairement d’ailleurs, dit-elle en passant, car cela ne correspond pas à son tempérament universaliste. C’est pourtant bel et bien son histoire familiale qui l’a conduite à investir totalement sa galerie dans cette exposition centrée sur un titre initial fort : Je me souviens, et j’exige.
Il fallait l’oser, et c’est sans doute cette liberté de ton, très directe, qui a convaincu. Les plus grands noms de l’art contemporain ont en effet dit oui à celle qui les sollicitait en tant que professionnelle certes, mais aussi en tant que petite-fille de grands-parents rescapés du Génocide. L’une des créatrices, Triny Prada, s’inspirera même de l’histoire de la famille Kishishian pour créer sa pièce de l’exposition. D’autres choisiront dans leur œuvre existante, la pièce à consacrer à l’exposition ; autre signe de l’universalité du propos, sur un sujet qui « malheureusement ne concerne que nous aujourd’hui ».
Une démarche inhabituelle enfin, pour cette femme singulière qui n’aime pas se mettre en avant, encore moins pour son métier, et qui se dévoile ainsi plus qu’à l’accoutumée.
Panser et donner à penser
Si la parole est libératrice, les Arméniens n’y ont pas eu beaucoup droit. Et faute de création suffisante pour exorciser La Catastrophe, la cicatrisation post-Génocide n’a jamais été simple. C’est pourquoi en soi, toute réactualisation des visuels sur ce génocide muet, soulage et permet le travail de reconstruction miné par le négationnisme.
Au-delà du vide à combler, l’exposition Je me souviens du Génocide Arménien… vise aussi à déjouer le négationnisme persistant. Car par sa nature même l’art contemporain incite bien souvent le public à chercher au-delà de ce qu’il voit. Un collectionneur averti s’intéressera forcément à ce sujet traité par Lawrence Weiner (un des plus grands artistes conceptuels) pour comprendre sa pièce, et découvrira le Génocide sous l’angle particulier choisi par l’artiste. D’autant que tous les artistes sollicités apportent leur réflexion propre face à une situation dont ils connaissaient tous l’existence, mais ne soupçonnait pas l’ampleur.
Mounir Fatmi « History is not mine »
édition 3/5 / 2013, France, 5 min, HD, colour, stereo.
Courtesy de l’artiste. Crédit photo mounir fatmi ©
Or comme le note Patricia Kishishian « l’art contemporain se prête bien à la médiation ». L’explication vient souvent enrichir la compréhension de l’œuvre, voire parfois la permet. Un accompagnement qu’elle propose volontiers au visiteur dans sa galerie même, avec sa jeune collègue Cécile Grémillet. Le but est donc surtout de rendre témoin le monde autour des Arméniens : montrer ce que cela veut dire, nier 100 ans durant, que cela met à mal les libertés de tous, au-delà des ravages causés aux héritiers de cette aberration. En ce sens, et comme le souligne la galerie, outre un devoir pour les descendants, la mémoire est surtout un outil d’insoumission symbolisant la victoire de la liberté sous le joug de l’oppression. D’où l’envie de faire voyager l’exposition autant que possible pour « semer ces graines ».
L’exposition débutera donc en avril avec 15 artistes internationaux réputés, choisis par la Galerie Sobering. Mais d’ici la fin de l’année des 100 ans ils seront 100, et les œuvres auront voyagé (voir calendrier de l’expo ci-dessous), probablement jusqu’en Turquie même pour 2016. Un passage obligé, mais pas si évident, permis par la magie de l’art.
Spécificités de ceux qui se sont souvenus
Des artistes de stature internationale qui en majorité ne sont pas Arméniens : l’Américain Lawrence Weiner avec l’une de ses fameuses déclarations, aussi évocatrice que lacunaire sur le déni ; l’Israélienne Esther Shalev-Gerz avec son Mémorial du Génocide Arménien qui met en miroir bourreau et victime, pour inviter à essayer la place de l’autre et enfin se (re)connaître ; Jonathan Monk et son ready made regorgeant de symboles ; le Marocain Mounir Fatmi dénonçant en vidéo la brutale confiscation de l’histoire (History is not mine) ; Antoine Agoudjian (avec la photo couverture de son prochain livre Le cri du silence); Michèle Sylvander par son travail sur les archives ; Dejan Kaludjerovic filmant la prison de l’éducation quand y manque l’explication ; la Suisse Sophie Bouvier Ausländer ; Viet Bang Pham l’aquarelliste aux traits saisissants ; Lorenzo Puglisi, Triny Prada, ou Davide Bertocchi ; mais aussi Özlem Günyol & Mustafa Kunt, un couple d’artistes de Turquie, et Aikaterini Gegisian d’Arménie.
Aikaterini Gegisian « Light III » (‘A Little Bit too Much, A Little Bit too Late’ series), 2011 ; Collage sur papier, 32 x 51 cm
Courtesy Kalfayan Galleries, Athens – Thessaloniki
L’exposition a aussi le soutien précieux de la USC Shoah Foundation & de l’Armenian Film Foundation, qui lui offrent l’exclusivité des vidéos numérisées de la trilogie documentaire The Witnesses Trilogy du Dr J. Michael Hagopian (témoignages de survivants de 1915).
Une diffusion plus large est aussi prévue à la Foire Internationale d’Art Contemporain de Paris en octobre 2015 : 100 artistes offriront chacun une œuvre en A4. Toutes seront vendues au prix de 200€, quelle que soit la notoriété des auteurs, au profit de l’association ARAM de Marseille, qui numérise le contenu des archives du génocide (documents des camps, naturalisations, passeport jansen, etc…).
Ou comment l’art véhicule l’histoire à plus d’un titre quand il aborde les 100 ans, rappelant que la mémoire est la première des insoumissions contre la tyrannie. Une autre forme de riposte aux négationnistes zélés du siècle écoulé.
Jilda Hacikoglu
Calendrier de l’expo
Du 16 avril au 5 mai 2015 à la Galerie Sobering, vernissage le 16 avril 2015 de 18h à 21h
Fin mai 2015, Mairie du 3ème arrondissement de Paris, événement spécial pour présenter les œuvres dans le cadre de la commémoration des 100 ans (date à confirmer)
De mi-septembre à mi-novembre au Centre d’Art Contemporain La Traverse à Alfortville
Début 2016 au DEPO, centre d’art à Istanbul
Courant 2016 à la Fondation Bullukian à Lyon
Renseignements
Galerie Sobering 87 rue de Turenne 75003 Paris / 09 66 82 04 43 / www.soberinggalerie.com
Article à paraître dans le prochain numéro du magazine France-Arménie (mars 2015)