Mémoire et Insoumission

Patricia Kishishian est la directrice de la Galerie Sobering à Paris, qui inaugurera le 16 avril l’exposition « Je me souviens du Génocide Arménien… ». Une exposition autour d’œuvres d’art contemporain, à l’occasion du centenaire de ce Génocide.

L'équipe de la Galerie Sobering : Patricia Kishishian & Cécile Grémillet

L’équipe de la Galerie Sobering, Patricia Kishishian & Cécile Grémillet

A l’origine, comme un électrochoc à l’approche de 2015, l’impérieux besoin de marquer le centenaire du déni. « Peut-être un signe envoyé par mes grands-parents » hasarde Patricia Kishishian, moins à la légère qu’il n’y paraît. En toute humilité la directrice de la Galerie Sobering, dans le Marais à Paris, ne s’explique pas mieux son initiative, de son propre aveu « plutôt gonflée dans le milieu de l’art contemporain ».

Audace contemporaine

Il est en effet rare d’imposer aussi précisément un sujet. Quasiment une commande comme aux temps jadis, dans un genre artistique qui par définition se veut tout sauf conforme aux schémas anciens. De plus si son père est Arménien, Patricia Kishishian n’a pas reçu d’éducation particulièrement marquée par ses origines, ni fréquenté assidûment les Arméniens. Volontairement d’ailleurs, dit-elle en passant, car cela ne correspond pas à son tempérament universaliste. C’est pourtant bel et bien son histoire familiale qui l’a conduite à investir totalement sa galerie dans cette exposition centrée sur un titre initial fort : Je me souviens, et j’exige.
Il fallait l’oser, et c’est sans doute cette liberté de ton, très directe, qui a convaincu. Les plus grands noms de l’art contemporain ont en effet dit oui à celle qui les sollicitait en tant que professionnelle certes, mais aussi en tant que petite-fille de grands-parents rescapés du Génocide. L’une des créatrices, Triny Prada, s’inspirera même de l’histoire de la famille Kishishian pour créer sa pièce de l’exposition. D’autres choisiront dans leur œuvre existante, la pièce à consacrer à l’exposition ; autre signe de l’universalité du propos, sur un sujet qui « malheureusement ne concerne que nous aujourd’hui ».
Une démarche inhabituelle enfin, pour cette femme singulière qui n’aime pas se mettre en avant, encore moins pour son métier, et qui se dévoile ainsi plus qu’à l’accoutumée.

Panser et donner à penser

Si la parole est libératrice, les Arméniens n’y ont pas eu beaucoup droit. Et faute de création suffisante pour exorciser La Catastrophe, la cicatrisation post-Génocide n’a jamais été simple. C’est pourquoi en soi, toute réactualisation des visuels sur ce génocide muet, soulage et permet le travail de reconstruction miné par le négationnisme.

Au-delà du vide à combler, l’exposition Je me souviens du Génocide Arménien… vise aussi à déjouer le négationnisme persistant. Car par sa nature même l’art contemporain incite bien souvent le public à chercher au-delà de ce qu’il voit. Un collectionneur averti s’intéressera forcément à ce sujet traité par Lawrence Weiner (un des plus grands artistes conceptuels) pour comprendre sa pièce, et découvrira le Génocide sous l’angle particulier choisi par l’artiste. D’autant que tous les artistes sollicités apportent leur réflexion propre face à une situation dont ils connaissaient tous l’existence, mais ne soupçonnait pas l’ampleur.

Mounir Fatmi History is not mine édition 3/5 2013, France, 5 min, HD, colour, stereo.  Courtesy de l'artiste. Crédit photo mounir fatmi ©

Mounir Fatmi « History is not mine »
édition 3/5 / 2013, France, 5 min, HD, colour, stereo.
Courtesy de l’artiste. Crédit photo mounir fatmi ©

Or comme le note Patricia Kishishian « l’art contemporain se prête bien à la médiation ». L’explication vient souvent enrichir la compréhension de l’œuvre, voire parfois la permet. Un accompagnement qu’elle propose volontiers au visiteur dans sa galerie même, avec sa jeune collègue Cécile Grémillet. Le but est donc surtout de rendre témoin le monde autour des Arméniens : montrer ce que cela veut dire, nier 100 ans durant, que cela met à mal les libertés de tous, au-delà des ravages causés aux héritiers de cette aberration. En ce sens, et comme le souligne la galerie, outre un devoir pour les descendants, la mémoire est surtout un outil d’insoumission symbolisant la victoire de la liberté sous le joug de l’oppression. D’où l’envie de faire voyager l’exposition autant que possible pour « semer ces graines ».

L’exposition débutera donc en avril avec 15 artistes internationaux réputés, choisis par la Galerie Sobering. Mais d’ici la fin de l’année des 100 ans ils seront 100, et les œuvres auront voyagé (voir calendrier de l’expo ci-dessous), probablement jusqu’en Turquie même pour 2016. Un passage obligé, mais pas si évident, permis par la magie de l’art.

Esther Shalev-Gerz,  Mémorial du génocide arménien, 2015,  Poudre de pierre,  90 x 90 x 40 cm

Esther Shalev-Gerz, Mémorial du génocide arménien, 2015, Poudre de pierre, 90 x 90 x 40 cm

Spécificités de ceux qui se sont souvenus

Des artistes de stature internationale qui en majorité ne sont pas Arméniens : l’Américain Lawrence Weiner avec l’une de ses fameuses déclarations, aussi évocatrice que lacunaire sur le déni ; l’Israélienne Esther Shalev-Gerz avec son Mémorial du Génocide Arménien qui met en miroir bourreau et victime, pour inviter à essayer la place de l’autre et enfin se (re)connaître ; Jonathan Monk et son ready made regorgeant de symboles ; le Marocain Mounir Fatmi dénonçant en vidéo la brutale confiscation de l’histoire (History is not mine) ; Antoine Agoudjian (avec la photo couverture de son prochain livre Le cri du silence); Michèle Sylvander par son travail sur les archives ; Dejan Kaludjerovic filmant la prison de l’éducation quand y manque l’explication ; la Suisse Sophie Bouvier Ausländer ; Viet Bang Pham l’aquarelliste aux traits saisissants ; Lorenzo Puglisi, Triny Prada, ou Davide Bertocchi ; mais aussi Özlem Günyol & Mustafa Kunt, un couple d’artistes de Turquie, et Aikaterini Gegisian d’Arménie.

Aikaterini Gegisian Light III (‘A Little Bit too Much, A Little Bit too Late’ series), 2011 Collage sur papier 32 x 51 cm Courtesy Kalfayan Galleries, Athens - Thessaloniki

Aikaterini Gegisian « Light III  » (‘A Little Bit too Much, A Little Bit too Late’ series), 2011 ; Collage sur papier, 32 x 51 cm
Courtesy Kalfayan Galleries, Athens – Thessaloniki

L’exposition a aussi le soutien précieux de la USC Shoah Foundation & de l’Armenian Film Foundation, qui lui offrent l’exclusivité des vidéos numérisées de la trilogie documentaire The Witnesses Trilogy du Dr J. Michael Hagopian (témoignages de survivants de 1915).
Une diffusion plus large est aussi prévue à la Foire Internationale d’Art Contemporain de Paris en octobre 2015 : 100 artistes offriront chacun une œuvre en A4. Toutes seront vendues au prix de 200€, quelle que soit la notoriété des auteurs, au profit de l’association ARAM de Marseille, qui numérise le contenu des archives du génocide (documents des camps, naturalisations, passeport jansen, etc…).

Ou comment l’art véhicule l’histoire à plus d’un titre quand il aborde les 100 ans, rappelant que la mémoire est la première des insoumissions contre la tyrannie. Une autre forme de riposte aux négationnistes zélés du siècle écoulé.

Jilda Hacikoglu

Calendrier de l’expo
Du 16 avril au 5 mai 2015 à la Galerie Sobering, vernissage le 16 avril 2015 de 18h à 21h
Fin mai 2015, Mairie du 3ème arrondissement de Paris, événement spécial pour présenter les œuvres dans le cadre de la commémoration des 100 ans (date à confirmer)
De mi-septembre à mi-novembre au Centre d’Art Contemporain La Traverse à Alfortville
Début 2016 au DEPO, centre d’art à Istanbul
Courant 2016 à la Fondation Bullukian à Lyon

Renseignements

Galerie Sobering 87 rue de Turenne 75003 Paris / 09 66 82 04 43 / www.soberinggalerie.com

Article à paraître dans le prochain numéro du magazine France-Arménie (mars 2015)

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